Le Burkina Faso est à la croisée des chemins. Depuis plusieurs années, le pays fait face à la menace terroriste qui occasionne un déplacement massif des populations. Mais il se trouve que ce contexte particulièrement difficile est un terreau fertile pour diverses formes de corruption. Dans le pays, des agents publics qui luttent contre la corruption sont la cible de menaces de mort. Dans un entretien avec 24heures.bf, Sagado Nacanabo, Secrétaire exécutif du Réseau National de Lutte anti-corruption (REN-LAC), décrit ce que devrait être la lutte contre la corruption dans un contexte de crise sécuritaire.
24heures.bf : Les autorités de la Transition disent vouloir mener des actions vigoureuses contre la corruption. Comment le REN-LAC perçoit-il une telle initiative ?
Sagado Nacanabo : D’abord, le fait qu’ils disent cela n’est pas nouveau. Monsieur Roch Marc Christian Kaboré (président du Faso de décembre 2015 à janvier 2022 – NDLR) au début de son mandat, avait proclamé « Tolérance zéro à la corruption ». Et il y avait même un kakemono sur lequel ces mots étaient inscrits au ministère des Finances. Mais nous avons constaté que ce n’est pas cela qui a été fait. Quand Damiba (président de transition de janvier 2022 à septembre 2022, NDLR) est arrivé, son gouvernement et lui ont proclamé qu’ils seraient regardants sur la corruption, mais nous n’avons pas vu cela se réaliser. Donc ce n’est pas nouveau pour nous. Ce qui serait nouveau, c’est qu’ils passent effectivement à l’acte, qu’on constate de nous-mêmes qu’ils traquent la corruption.
A votre avis, le terrorisme favorise-t-il l’expansion de la corruption dans les services ?
Dans certains milieux, l’insécurité est effectivement source de corruption. Prenons le cas simple du déplacement sur les routes nationales. Avec l’insécurité, on est obligé de multiplier les points de contrôle. Prenons par exemple la route Ouaga-Ouahigouya, on peut vous contrôler neuf fois. Or, ces arrêts ou ces postes de contrôle sont des points de corruption parce que lorsque vous n’êtes pas à jour, très souvent, au lieu de chercher plutôt à poursuivre la cause qui est la lutte contre l’insécurité, les agents s’adonnent à de la corruption. Donc effectivement, l’insécurité permet de développer la corruption. Mais ça, c’est peut-être ce qui est visible. Le plus gros problème se trouve ailleurs.
Le plus gros, c’est certainement dans les dépenses pour la défense nationale, pour la sécurité intérieure. Les marchés de commandes d’armes de guerre ou de matériels d’information de guerre peuvent donner lieu à des actes de corruption s’élevant à des montants très importants. Et les cas les plus emblématiques, sinon le cas le plus emblématique, c’est le cas des hélicoptères. C’est un marché de 30 milliards de FCFA, mais visiblement, les résultats montrent que le marché a été mal exécuté puisqu’on n’a pas eu d’hélicoptères performants pour combattre le terrorisme.
Il y a eu aussi le cas d’Inata, où vraisemblablement, si on n’a pas ravitaillé les soldats à temps, si on n’est pas allé les chercher à temps pour assurer la relève et qu’au moment de l’attaque, c’étaient des hommes affamés qui devaient faire face aux terroristes, c’est parce que dans le circuit, il y a eu des actes de corruption. On soupçonne toujours et on n’a pas encore eu le rapport d’Inata. Et comme on n’a pas eu le rapport, ça augmente encore un peu plus les suspicions parce qu’on se dit que ce qu’on a vu, n’était pas beau à voir et qu’il ne faudrait pas que la population le sache.
Donc vraisemblablement, l’insécurité est une opportunité de corruption, sans compter la contrebande de carburant qui est d’ailleurs l’un des dossiers judiciaires où on a joué un rôle. Nous avons participé au moment de l’enquête préliminaire pour pouvoir rassembler les preuves; nous avons contribué à identifier les points où cela se pratiquait.
Dans un contexte d’insécurité, il y a donc la fraude des vivres, la fraude de l’or, la fraude du carburant, le trafic de drogue et même des trafics d’armes qui se font dans les zones. Parce qu’on voit qu’il y a beaucoup d’armes, mais on se demande bien où toutes ces armes ont été achetées par ces terroristes; il doit y avoir des circuits de trafic d’armes.
L’insécurité est donc vraiment une source du développement de la corruption. Si on veut combattre l’insécurité uniquement avec des balles et on ne veut pas la combattre en passant par la lutte contre la corruption, nous ne réussirons pas la lutte contre l’insécurité.
Quels sont les grands dossiers en instance dans les tiroirs du REN-LAC ?
Une fois que l’on parle de dossier en instance, cela veut dire que ces dossiers ne sont plus à notre niveau. Ils sont dans les tiroirs de la justice.
En 2020, nous avions 25 dossiers en justice; en 2021, ce nombre est passé à 24 dossiers en justice. En 2022, nous venons de faire le point, nous avons 95 dossiers en justice. Nous nous sommes constitués comme partie civile pour 31 dossiers sur les 95. Pour les dossiers emblématiques non encore jugés, il y a l’affaire Jean-Claude Bouda, ancien ministre de la Défense. Nous avons engagé une procédure judiciaire, mais ce n’est plus à notre niveau. Il y a l’affaire « Iam Gold Essakane SA » qu’on appelle charbon fin. On a commencé le jugement et puis, pour une histoire de rapport d’expertise demandée par la défense de la partie adverse, le dossier est fermé. On ne sait pas pourquoi jusqu’à présent, la procédure ne reprend pas. Pourtant, ils avaient demandé un délai de trois mois. Mais cela fait plus d’un an que nous sommes sans nouvelle.
Nous avons aussi le dossier CNSS. C’est un dossier qui a cinq volets, dont l’un d’entre eux a été jugé jusqu’à la Cour de cassation et puis c’est revenu. Donc c’est toujours dans la procédure. Il y a encore quatre volets qui sont en attente de jugement. Il s’agit du recrutement frauduleux de 85 agents en 2018. Nous avons gagné le procès, mais la décision du juge n’a pas été appliquée depuis un an et demi, c’est-à-dire depuis juillet-août 2021.
Il y a le dossier que nous appelons « Toessin yaar ». Nous avons introduit une procédure à propos d’une vente de hangars que des commerçants ont cotisé pour construire. Et quand on a distribué les hangars, au lieu que ce soit attribué à ceux qui ont cotisé, on a attribué ces hangars aux agents de la mairie, aux chefs coutumiers, aux chefs religieux et finalement, ceux qui ont cotisé n’ont pas bénéficié des hangars. Ils se sont plaints. Une enquête administrative leur a donné raison; nous avons donc déposé une plainte contre ceux qui sont auteurs de cela ; parce que le rapport administratif a situé les responsabilités et a demandé à ce qu’on les dessaisisse de ces parcelles et que ceux qui sont auteurs de corruption soient punis. Cette affaire se trouve dans les tribunaux actuellement. Chaque fois, on essaie bien sûr d’aller se renseigner, savoir où on en est avec ce dossier. Mais ça ne bouge pas.
Il est important de souligner que dans les régions, il y a d’autres dossiers qui ne sont pas directement suivis par le Centre. A Koudougou, à Bobo, à Ouahigouya et à Fada, des dossiers sont en cours, mais qui ne font pas partie de ceux que je peux me permettre de citer.
Quels sont les dossiers suivis par votre structure et qui se sont soldés par des actions judiciaires ?
A Bobo, des agents de santé de Toussiana ont été jugés et condamnés pour surfacturation, vente de produits prohibés et exercice illégal de de la profession de biologiste. Le proviseur du lycée Ouezzin Coulibaly et son intendant ont été jugés et condamnés pour soustraction, rétention de biens publics, enrichissement illicite et complicité. Le directeur général de la SOFITEX et son DAF ont également été jugés et condamnés pour des faits d’abus de confiance.
Beaucoup de vente de places dans les établissements publics de Bobo ont abouti à des jugements. Le personnel de Bobo est particulièrement inquiet parce qu’il a mené à bien plusieurs tâches entrant dans le cadre de la lutte contre la corruption dans la région des Hauts-bassins.
Au Centre, il y a le dossier du Secrétaire permanent des engagements nationaux jugé et condamné pour corruption et recours abusif à la procédure d’entente directe. Malheureusement, nous nous sommes rendus compte que la peine n’avait pas été appliquée. Il a été condamné à deux ans fermes et une amende de soixante (60) millions de francs CFA, avec un mandat de dépôt. Cela veut dire qu’on devrait l’emmener en prison, mais comme il l’a senti, il participait certes au jugement, mais le jour du verdict, il n’est pas venu. Il n’est jamais allé en prison; nous pensons également qu’il n’a jamais payé les soixante millions. En tout cas, on ne nous a pas permis de voir là où il a payé ses soixante millions.
Nous avons aussi eu des jugements pour délits d’apparence contre le maire de Pouni et le maire de Logobou qui ont été jugés et condamnés. Voilà quelques dossiers qui ont eu des aboutissements heureux.
Quelles sont les grandes actions du REN-LAC pour l’année 2023 ?
Je pourrais citer une activité institutionnelle; c’est l’Assemblée générale. Nous allons tenir la 23e Assemblée générale ordinaire. C’est pour faire le point de tout ce qu’on fait avec nos membres et aussi recevoir les nouvelles orientations pour l’année à venir. C’est notre activité majeure chaque année.
Ensuite, il y a le Prix de la lutte anti-corruption (PLAC) qu’on organise pour les journalistes. On avait dû arrêter cette activité entre-temps, mais on a repris. Nous allons reprendre également l’édition de notre bande dessinée « Kouka » à l’attention des jeunes scolarisés. Elle est diffusée et donne ensuite lieu à un jeu concours où les jeunes qui sont primés recevront des récompenses pour encourager d’autres jeunes à s’intéresser à la lutte contre la corruption.
Nous allons aussi pour 2023 continuer avec la formation, la sensibilisation. Quand je parle de formation, c’est pour dire qu’on va renforcer les capacités de notre personnel et former nos partenaires sur la lutte anti-corruption. Nous allons initier des émissions radios, des théâtres-forums dans les quartiers, ainsi que des thé-débats.
Nous allons poursuivre aussi les actions de saisine. Un exemple: pour l’année 2021, nous avons reçu et traité 303 plaintes. Quand on traite les plaintes, il y a ceux-là qui nous obligent à aller saisir les institutions et leur dire qu’il y a la corruption dans leur service. Ces saisines permettent parfois de régler certains problèmes de corruption. Mais on peut aller au-delà de ces saisines, car si les dossiers ne sont pas traités, nous sommes obligés de faire ce qu’on appelle une dénonciation. Nous continuerons donc de dénoncer. La dénonciation peut être suivie d’une plainte en justice.
Nous avons prévu particulièrement de mettre le Parquet sur les actions judiciaires en 2023. On veut travailler en synergie avec les tribunaux et faire en sorte que les procès pour cas de corruption soient vraiment bien jugés, pas qu’ils soient bâclés en accélérant. Mais il ne faut pas non plus qu’on les laisse traîner comme ce qui est fait avec le dossier “charbon fin” parce qu’en fin de compte, ce type de situation encourage les corrupteurs.
Et enfin, une activité de sensibilisation qui est très importante, ce sont nos « journées nationales du refus de la corruption » qui se déroulent très souvent dans la première quinzaine de décembre. Et généralement pendant ces journées, il y a de la sensibilisation, de l’animation, etc. Mais comme son nom l’indique, ce sont des journées nationales anti-corruption et on mènera des sensibilisations dans toutes les régions.
L’Autorité supérieure de contrôle d’Etat et de Lutte contre la corruption (ASCE-LC) a annoncé dans un communiqué qu’elle avait connaissance de menaces contre son personnel et a même déposé une plainte à ce sujet. Le REN-LAC vit-il ce type de situations ?
Je ne dirais pas qu’on vit exactement ce type de situation au REN-LAC, mais quand on est dans la lutte contre la corruption, il faut savoir qu’on est potentiellement en danger. Quand nous publions le rapport sur l’état de la corruption et qu’on met à l’index des services en particulier, il y a des gens qui ne sont pas contents. Donc, ils manifestent leur mécontentement dans les médias, sur les réseaux sociaux. Souvent, quand nous allons à la rencontre de certains d’entre eux, ils nous agressent verbalement. Dans tous les cas, ils manifestent ouvertement leur mécontentement, mais ce n’est pas le même type de menaces, telle une atteinte à l’intégrité physique par exemple, que pourraient subir les agents de l’ASCE-LC.
Par contre, je peux donner deux exemples de menaces que notre personnel a subies. Notre siège à Bobo a été vandalisé, mais après constat, nous avons remarqué qu’aucun objet n’avait été volé. Le matériel dans le siège était pêle-mêle; ils ont bougé les ordinateurs, ils les ont débranchés, mais il n’y a pas eu de vol d’objet. Donc, nous pouvons considérer cela comme une menace.
Le deuxième exemple, toujours à Bobo, après avoir mené une activité, l’un de nos responsables a constaté à sa sortie que quelqu’un, à l’aide d’un objet tranchant, avait éventré le pneu de sa moto. Cette personne n’avait pas laissé de message, mais l’action en elle-même est un message ; c’est pour dire qu’ « il faut faire attention. Parce qu’au lieu du pneu, éventuellement, la prochaine fois, ça pourrait être votre tour ».
Cependant,notre activité et celle de l’ASCE-LC n’ont pas le même degré. L’ASCE/LC peut actionner une intervention publique. Elle peut interpeller la Police et la Gendarmerie pour faire arrêter des individus ou groupes d’individus sur le champ; ce que nous, nous ne pouvons pas faire. Notre capacité d’inquiéter n’est pas au même degré que l’ASCE-LC. Peut-être que c’est dû à cela, ou peut-être que nous ne sommes pas encore arrivés au niveau de ce que fait l’ASCE-LC. Nous faisons juste des suppositions.
Nous sommes de la société civile, nous pouvons déposer une plainte contre quelqu’un, nous pouvons engager une action en justice contre quelqu’un, mais nous ne pouvons pas par exemple appeler la gendarmerie pour le faire arrêter, sauf dans les cas de flagrant délit dont nous avons les preuves à notre disposition. Nous n’avons pas la même puissance publique que l’ASCE-LC. C’est peut-être cela la raison.
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